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Depuis peu, je me suis réconciliée avec la décroissance. Alors que je trouvais jusque là l’idée un peu brouillon et pas très mobilisatrice, plusieurs lectures ces derniers mois m’ont fait complètement revoir mon jugement. 

Je vais donc ces prochains mois essayer de partager avec vous ce qui m’enthousiasme dans cette idée à travers plusieurs articles.

Il y a une dizaine d’années, je m’étais intéressée à la décroissance pendant quelques mois dans le cadre ma thèse. À l’occasion d’un colloque à Montréal, j’avais rencontré Yves-Marie Abraham, un sociologue qui travaille depuis de nombreuses années sur la décroissance et est professeur à HEC Montréal. Le binôme décroissance – HEC me paraissait particulièrement intéressant et me rendait le personnage sympathique. Nous avions eu quelques discussions animées sur le défi et la pertinence d’enseigner la décroissance à des économistes en herbe et je me souviens du plaisir non dissimulé qu’il prenait à « déranger » ce paysage académique.

Je me souviens également que face à mes questionnements sur l’intérêt de la décroissance (que je ne trouvais pas très « sexy » comme idée), il m’avait donné plusieurs arguments dont le fait, souvent mis en avant par les promoteurs de la décroissance, qu’il s’agit d’un terme qui ne peut pas être récupéré par le capitalisme (contrairement au développement durable par exemple). L’argument me paraissait tout à fait pertinent (et s’est vérifié depuis), mais me laissait un peu sur ma faim au niveau de la pertinence théorique et de l’utilisation concrète du concept.

Au retour du colloque, j’ai lu pas mal de choses sur la décroissance sans vraiment trouver de « prises » qui me satisfaisaient, et j’ai donc laissé l’idée de côté…

Et voilà que près de 10 ans plus tard, les quelques échanges ponctuels entretenus avec Yves-Marie Abraham me font découvrir son livre « Guérir du mal de l’infini« , publié en 2019. Passionnant, questionnant, dérangeant par moments… de quoi me réconcilier avec la décroissance et me motiver à explorer davantage cette idée.

Depuis je lis, j’écoute des podcasts, je suis des conférences en ligne sur le sujet et je découvre que, pendant que je me focalisais sur d’autres thématiques, la décroissance a fait un énorme chemin et ouvre des perspectives qui me semblent bienvenues en cette période de l’histoire.

Au risque de vexer nos amis les Français, je pense que la décroissance a énormément gagné à quitter la France. C’est en effet un concept qui s’est d’abord développé dans l’Hexagone et a mis du temps à s’exporter. La réappropriation et le développement du concept dans le monde anglophone depuis un peu plus d’une décennie, sous le terme de degrowth, a permis de le confronter à d’autres idées et de le clarifier énormément. D’ailleurs, les deux auteurs qui m’ont réconciliée avec le concept, Yves-Marie Abraham et Timothée Parrique (dont je vous reparle plus en détails dans un prochain article), sont deux Français exilés respectivement au Canada et en Suède.

D’où vient cette soudaine réconciliation?
Tout d’abord, d’une clarification du concept. Lorsque je m’y étais intéressée il y a 10 ans, beaucoup de textes sur le sujet limitaient l’idée de décroissance à l’inverse de la croissance et défendaient surtout le côté « dérangeant » du concept, ce que je trouvais réducteur et pas très rassembleur. Je lis encore beaucoup de critiques de la décroissance qui vont dans ce sens, par exemple cet article du Monde diplomatique ou certaines analyses actuelles qui voient dans l’expérience de la pandémie une preuve que la « décroissance » n’est pas souhaitable et crée de la précarité. Ces journalistes, me semble-t-il, gagneraient à s’informer sur les développements actuels du concept.

Pour faire une analogie, la décroissance m’apparaît aujourd’hui un peu comme une cuisine végétarienne. Il ne s’agit pas simplement d’enlever la viande de son assiette, et de ne manger plus que les carottes et les pommes de terre. C’est une invitation à reconsidérer son alimentation, à être créatif, à tester de nouvelles recettes, à expérimenter, à s’inspirer d’autres cultures qui ont depuis longtemps intégré les protéines végétales à leur régime alimentaire, etc. Cela implique aussi de se renseigner et d’essayer de comprendre les besoins essentiels du corps humains, les bases de la diététique, comment associer les aliments entre eux pour qu’ils nourrissent l’organisme, etc. Enfin, cette remise en question de l’alimentation est presque toujours en lien avec une prise en compte de l’impact écologique de ce que l’on mange. C’est prendre en compte la souffrance animale et essayer d’œuvrer pour une agriculture respectueuse de l’environnement.

L’analogie est intéressante aussi car elle montre que le problème est dans la dépendance de notre société à la croissance, ce que certains auteurs anglophones appellent growthism, l’idéologie de la croissance comme moteur économique et social. De même, au niveau de l’alimentation (je ne parle pas de la question éthique que je laisse à d’autres personnes plus compétentes), la consommation ponctuelle de viande n’est pas réellement problématique (selon son origine et son mode de production bien sûr), c’est la généralisation et la normalisation d’une alimentation carnivore (43kg/an/habitant au niveau mondial, environ 75kg/an/habitant dans les pays dits « développés ») qui, en engendrant le développement d’une industrie alimentaire destructrice et une détérioration massive de la santé des milliers d’être humains, pose problème.

Vue sous cet angle, la décroissance, ça n’est pas l’inverse de la croissance, c’est abandonner, purement et simplement, l’idée de croissance comme fondement de notre fonctionnement économique, politique et social. La décroissance s’apparente beaucoup à ce que Tim Jackson et d’autres préfèrent nommer la « post-croissance » ou la « prospérité sans croissance ». Timothée Parrique qui a analysé les différentes définitions  de la décroissance (il en a trouvé plus de 50 différentes!) met en avant trois dimensions qui sont centrales dans la définition de la décroissance :

1)  C’est une diminution – de la production matérielles et de la consommation de ressources naturelles

2) C’est une émancipation – d’un système économique et d’une façon de penser le monde, ce que beaucoup décrivent comme une « décolonisation de l’imaginaire »

3)  C’est une destination – c’est agir pour ou vers quelque chose, c’est une aspiration à plus de bien-être, de justice, de  convivialité, etc.

Il s’agit donc d’une dé-économisation, qui fait écho à un changement de régime de réalité au sens de Danilo Martuccelli dont j’ai déjà parlé sur ce blog. Mais la décroissance va un peu plus loin, car elle l’envisage comme un processus actif et volontaire qui peut être choisi et en partie planifié.

Au-delà de cette redéfinition, ce qui m’a enthousiasmée dans ce concept, c’est sa capacité à se situer à la convergence de nombreuses problématiques majeures contemporaines : les inégalités sociales, l’urgence climatique, les questions de genre, les pathologies liées au travail, le racisme, la prise en compte du bien-être des non-humains, les enjeux des rapports Nord-Sud, la crise de la démocratie. À l’heure où l’interdisciplinarité est souvent mise en avant, mais rarement incarnée, la décroissance relève ce défi et se situe clairement à la croisée de l’économie, de la sociologie, des sciences politiques, de l’écologie et de la psychologie, pour ne citer que les plus évidentes. La décroissance apparaît dès lors comme un prisme par lequel envisager et réinventer les structures économiques, politiques et sociales qui gouvernent nos existences depuis plus d’un siècle.

De nombreuses critiques mettent en avant le côté utopiste de la décroissance. Elle est vue comme une douce rêverie irréaliste et déconnectée de la réalité. C’est en partie vrai, l’idée de décroissance comme destination, c’est un projet utopiste, c’est penser une autre société, une autre manière de vivre qui correspondrait davantage à nos besoins individuels et collectifs. Mais ça ne se limite pas à cela, c’est plus riche et plus concret, et ça ne cesse de le devenir.

Et puis, lorsque j’entends ou lis « Oui, mais ça c’est utopiste! », je pense souvent à une personne que j’ai interrogée dans un écovillage il y a quelques années et qui m’a dit avec provocation :

« Moi utopiste? J’ai plutôt l’impression que les utopistes c’est ceux qui sont persuadés qu’on va pouvoir continuer à puiser des ressources naturelles, à réchauffer la planète, à exploiter les gens, à polluer les océans, à faire disparaître des espèces animales et à croire que « toujours plus » c’est un beau projet pour l’humanité ».