Alors que nous sommes actuellement dans une situation qui nous aurait sans doute semblé impossible il y a à peine un an, il est intéressant de revenir sur la manière dont se construisent le possible et l’impossible. Est-ce que le réel est une donnée objective ? Qu’est-ce qui délimite ce que nous sommes prêt·e·s à accepter comme faisant partie la réalité ? Qui le définit ? Comment ?
En prenant comme personnage de base Don Quichotte, Danilo Martuccelli s’est intéressé à ce sujet il y a quelques années. Il en a fait un très bel ouvrage sociologique intitulé, Les Sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité, paru en 2014.
Le vaillant Don Quichotte de la Mancha est en effet une figure clé pour saisir la difficile définition des limites du possible et de l’impossible. Lorsqu’il se bat contre des moulins, les géants qu’il affronte ne sont-ils pas bien réels pour lui ? De même, lorsque ma fille de 4 ans passe une heure à jouer avec les figurines du jeu d’échecs et m’explique ensuite que « c’était l’anniversaire du petit cheval noir », n’a-t-elle pas réellement participé à une fête d’anniversaire ?
Le postulat de Danilo Martucelli est assez simple : ce que l’on conçoit comme la réalité est une construction sociale qui évolue dans le temps. Selon sa formule : « La réalité, c’est l’univers élastique du possible et de l’impossible. »
Il démontre sa théorie en s’appuyant sur ce qu’il nomme des « régimes de réalités ». C’est l’idée que selon les périodes historiques, on n’explique pas le monde de la même manière. En tant que société, nous développons des systèmes de représentations partagées qui définissent ce que l’on considère comme possible ou impossible.
Pour illustrer cette idée à partir d’un exemple actuel :
Lors de l’épidémie de peste du milieu du XIVe siècle, elle est vue par la plupart de la population comme une punition divine. En 2020, bien que quelques milieux ultra religieux aient pu avancer une explication similaire, la majorité de la population considère le COVID comme un virus qui aurait été transmis à l’humain par une chauve-souris… et cette explication aurait peut-être semblé très farfelue aux personnes vivant au XIVe siècle.
Pendant longtemps, c’est la religion qui était à la base de l’explication du monde, tout s’expliquait par la colère ou la bienveillance de Dieu et de ses créatures. Les miracles et les apparitions de la Sainte Vierge par exemple étaient considérés comme bien réels. Puis peu à peu, c’est l’organisation « politique » qui a pris le relais. Le Roi a remplacé Dieu dans sa compétence à définir les limites du possible et de l’impossible. La société se structurait « naturellement » à partir de hiérarchies entre les êtres humains qui étaient considérées comme évidentes et incontestables.
Puis arrive Copernic qui démontre que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, contrairement à ce que l’expérience immédiate des humains laissait penser, mais bien l’inverse, et que c’est grâce à la science que l’on pouvait le comprendre. Bien sûr, l’histoire est un peu plus complexe et l’idée prend pas mal de temps à se diffuser, mais c’est un basculement important. Avec l’avènement de ce que l’on appelle la science moderne, on invente aussi la notion d’objectivité qui discrédite celle de subjectivité. La science permet alors à quelques initiés (qui ne sont ni Dieux ni Rois) d’expliquer ce qui auparavant semblait mystérieux et impénétrable. La nature devient quelque chose qu’il s’agit de maîtriser, de comprendre, de dévoiler. Si elle s’est instaurée progressivement, cette vision du monde est devenue hégémonique depuis plus de 3 siècles.
Pour Danilo Martuccelli, l’économie, en tant que science moderne, joue dans ce processus historique un rôle central et prend peu à peu le relais dans cette fonction de définition et de délimitation de la réalité. L’économie s’est imposée comme le régime de réalité dominant depuis plusieurs siècles maintenant. Pour Danilo Martuccelli, il serait en train de s’effriter peu à peu, en montrant des « failles » dans sa capacité à définir la réalité. Son hypothèse, dans cet ouvrage qui date de 2014, c’est que l’écologie est peut-être le régime de réalité émergeant capable de supplanter le régime économique.
Comme chaque régime de réalité se structure notamment autour d’une grande peur (la punition divine / la menace de guerre et de violence entre les hommes / le manque et la rareté), la catastrophe écologique pourrait devenir la nouvelle grande peur émergente en ce début de XXIe siècle.
Mais est-ce que c’est toujours valable aujourd’hui ? Alors que depuis presque un an, les revendications écologistes sont reléguées au second plan et que la nouvelle grande peur a pris la forme d’une pandémie.
En reprenant les idées de Danilo Martuccelli, il est aujourd’hui pertinent de se demander ce qui, dans la société actuelle, participe à définir le possible et l’impossible. Qui alimente ces représentations collectives ? Par quels mécanismes ces acteurs sont-ils légitimés ? Comment les « preuves » des limites de la réalité sont-elles construites comme évidentes ?
De plus, considérant l’incroyable (le terme est parlant par lui-même) transformation sociale de ces derniers mois, comment les limites de la réalité se sont-elles transformées ? Qu’est-ce qui nous semblait évident en 2019 et apparaît peu probable aujourd’hui ? Et à l’inverse, qu’est-ce qui nous serait apparu comme complètement impossible et dont nous avons pourtant été témoins et acteur/trice·s ces derniers mois ?
De manière un peu plus globale, en quoi la définition ou la redéfinition d’une nouvelle grande peur à l’échelle de la planète participe-t-elle à transformer complètement le rapport au monde des individus ? La façon dont chacun de nous envisage son quotidien, ses liens sociaux, ses engagements, son rôle de citoyen·ne, sa responsabilité personnelle et ses libertés fondamentales ?
En tant que sociologue, j’avoue ressentir une certaine inquiétude lorsqu’en regardant un film je me dis « tiens, c’est un avant COVID, les gens s’embrassent dans la rue et il y a une foule dans cette scène ».
La nouvelle grande peur s’est immiscée au plus profond de ce qui nous définit en tant que société. Elle redéfinit nos interactions quotidiennes avec autrui. Elle instaure une distance dans le lien social malgré tous les outils technologiques censés nous aider à le maintenir.
Loin de n’agir que sur le présent, cette transformation en cours est profondément ancrée dans nos représentations du futur. Comme le dit Danilo Martuccelli, « la peur est toujours un pari sur l’avenir. Elle est produite par la puissance anticipative de notre imagination ».
J’espère que nous serons capables, en tant que société, d’utiliser la puissance anticipative de notre imagination au-delà de cette nouvelle grande peur, pour redéfinir le possible et l’impossible…
Très intéressant cet article Aurianne, merci.
je me demande si le « sanitaire » peut être un régime de réalité au sens où l’entend Martucelli (que j’avoue ne pas avoir lu !), les épidémies meurtrières ayant traversées les siècles et ont façonné nos modes de vivre en société (ex. du passeport qui était à la base pour contrôler les voyageurs de la peste, je crois bien).
Merci Line pour cette réflexion très stimulante. En effet, le « sanitaire » (et il serait fort intéressant pour moi de savoir ce que tu mets sous ce terme sachant que pour ma part je l’utilise dans un sens très basique et populaire et que tu dois en avoir une définition bien plus éclairée que moi) ne peut sans doute pas être assimilé à un « imaginaire social historique » dans le sens développé par Danilo Martuccelli. Néanmoins, dans l’évolution récente des « peurs » qui structurent notre imaginaire social commun et participent à façonner nos modes de vivre en société, la question « sanitaire » prend – ou prend à nouveau comme tu le soulignes bien – une certaine importance.