Sélectionner une page

En sociologie, tout le monde connaît Abraham Maslow et sa fameuse pyramide. Encore très populaire aujourd’hui, cette pyramide de Maslow est pourtant critiquée et offre une vision très lisse des besoins humains. Ce qui est problématique dans sa théorie, c’est surtout le fait d’établir un ordre de priorité entre les besoins et de considérer que ces priorités sont les mêmes pour tou·te·s. Si vous l’avez raté, voici un visuel qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux ces derniers mois et qui met en avant cette critique…

crédit image : www.thinkahead.com

Néanmoins, la question des besoins fondamentaux me semble particulièrement importante en ce moment, que ce soit face à la grande gabegie dans laquelle la gestion du Covid nous a plongé en tant que société ou, d’une manière plus générale, face à la nécessité de transformer radicalement nos modes de vie pour relever les défis climatiques actuels.
Dans les années 1980, un économiste chilien du nom de Manfred Max-Neef a beaucoup travaillé sur la question des besoins, en s’intéressant notamment aux besoins fondamentaux des peuples les plus pauvres. Il en a fait émergé une liste de 9 besoins fondamentaux, qu’il estime être les mêmes pour tous les êtres humains et à toutes les époques de l’histoire.

Au-delà du modèle qui renouvelle et reformule la proposition de Maslow en enlevant l’idée de hiérarchie et en prenant en compte l’interdépendance des personnes avec leur environnement, ce qui est intéressant dans la théorie de Manfred Max-Neef c’est qu’il fait une distinction claire entre les besoins fondamentaux et les moyens de les satisfaire (ce qu’il nomme les satisfiers).

Si les besoins fondamentaux des citoyens de la Rome Antique, des Irlandais·e·s du XVIIIe et des Américain·e·s du XXIe siècle sont les mêmes, les façons dont ces besoins vont être satisfaits, les satisfiers, diffèrent grandement. Les exemples les plus évidents sont sans doute ceux qui concernent la subsistance (la nourriture, les vêtements, les habitations) et le loisir (les jeux, les moyens de se détendre, l’humour). Les besoins ne changent pas, mais la façon dont une société s’organise pour y répondre varie énormément selon le lieu et l’époque.

En explicitant les différents moyens de répondre aux besoins fondamentaux, Manfred Max-Neef amène plusieurs idées intéressantes sur les types de satisfiers que nous développons, individuellement et en tant que société.

Il montre par exemple que parfois, la façon dont nous allons répondre à un besoin va empêcher la satisfaction d’autres besoins. Très proche de nous, la « protection de la population » mise en œuvre ces derniers mois, met à mal la satisfaction d’autres besoins fondamentaux tels que la liberté, la participation, l’affection et pour certain·e·s la subsistance.

Tout autant d’actualité, il propose de nommer « pseudo-satisfiers » tout ce qui nous apporte un faux sentiment de satisfaction ou une satisfaction complètement éphémère. Là il suffit d’ouvrir un magazine féminin conventionnel ou de regarder autour de soi en attendant son tour à la caisse d’un supermarché pour savoir de quoi il parle.

Enfin, il distingue les satisfiers qui comblent un seul besoin de ceux qui peuvent être « synergiques ». L’assurance accident ne répond qu’à un besoin de protection mais n’alimente généralement ni mes besoins d’identité ni ma créativité. A l’inverse, lorsque l’on interroge des personnes qui travaillent dans des coopératives, elles expliquent souvent que leur emploi n’est pas seulement là pour garantir leur subsistance, mais leur apporte également un sentiment d’identité, de participation, de créativité, de liberté, etc. C’est donc un satisfier « synergique ». 

woman wearing black abaya dress walking on street during daytime

La distinction entre les besoins et les choix collectifs et individuels que nous faisons pour y répondre (les satisfiers) me paraît particulièrement utile aujourd’hui.

Ayant vécu dans différents pays au cours de ces mois de COVID, j’ai pu constater que la définition des « activités essentielles » évolue selon le lieu et dans le temps. La délimitation de « l’essentiel » met en exergue de ce qui constitue, aux yeux des autorités locales, les besoins fondamentaux de la population. De plus, les moyens mis ou laissés à disposition pour les satisfaire (les satisfiers) sont aussi définis en partie par les gouvernements.

Comme j’ai une consommation assez importante de livres, j’ai l’impression qu’on touche à mes besoins fondamentaux lorsque les autorités décident de fermer les librairies et les bibliothèques. En tant que citoyenne, j’ai le sentiment qu’on néglige des besoins communautaires essentiels quand on ferme tous les lieux de culture et qu’on laisse se précariser encore davantage les artistes… et je me questionne sur les besoins fondamentaux d’une société qui laisse par contre la possibilité d’acheter sans restriction (sous un masque) un nouvel IPhone, une télévision à écran plat ou un hamburger dans une enseigne avec un grand M.

sorry we're closed signage

Ces quelques exemples actuels, montrent bien que la définition des besoins fondamentaux, et la création ou la mise à disposition de satisfiers pour y répondre n’est pas seulement une question individuelle, mais un enjeu collectif.

Cette théorie permet aussi d’aborder une problématique majeure en ce début de 21e siècle: la nécessaire prise en compte simultanée des problèmes d’inégalités sociales et des défis environnementaux. À savoir, comment faire pour garantir les besoins fondamentaux de tous les êtres humains (et aussi des non-humains), tout en tenant compte des limites écologiques et de l’urgence climatique ?

Le problème est bien connu et pourtant difficile à regarder en face : une grande partie de la population mondiale ne parvient pas à satisfaire ses besoins fondamentaux, alors que l’autre partie, notamment de par les moyens choisis pour les satisfaire (les satisfiers et les pseudo-satisfiers), s’approprie les ressources naturelles et provoque des dégâts irréversibles sur l’environnement.
Pour expliquer concrètement ce problème, prenons l’exemple de l’Érythrée. Ce pays a une empreinte écologique par personne 10 fois moins élevée que la moyenne européenne. Considérant le taux de pauvreté en Érythrée, on ne peut qu’espérer que ce pays parvienne à améliorer les conditions de vie de la population, mais cela impliquerait inévitablement une augmentation de son empreinte écologie. Or, si l’on prend en compte l’empreinte écologique actuelle de tous les pays du monde, on constate que nous utilisons l’équivalent de 1,6 planète – nous consommons 60% de ressources en plus que celles que nous générons (source: Global Footprint Network).
Si le but est que toute la population de l’Érythrée parvienne à satisfaire ses besoins fondamentaux, et qu’en parallèle nous devons, au niveau mondial réduire notre empreinte écologique pour rester dans les limites planétaires… Il va falloir agir drastiquement pour réduire l’empreinte écologique de celles et ceux qui consomment bien plus que ce que leurs besoins fondamentaux exigeraient. Il va falloir revoir, collectivement, les moyens choisis pour satisfaire nos besoins fondamentaux, et traquer également nos pseudo-satisfiers.

Alors qu’on nous présente souvent, à grand coup de matraquage responsabilisant, que la satisfaction des besoins est un choix personnel, cette théorie démontre que c’est avant tout un choix de société. Or la société n’est pas une réalité qui nous surplombe et sur laquelle nous n’avons pas prise, elle est constituée de chacun·e d’entre nous qui, en interagissant, en échangeant, en consommant, en votant, en parlant, participent à faire évoluer les structures de la société et ses choix dans le présent et pour le futur.

person holding black round container